TEXTE [S-oN] IMAGE 8 : Flesh & flash aux frontières du corps et des machines.
A P P E L à C O M M U N I C A T I O N
F R O N T I È R E [ S ]
Mohamed Choukri est une véritable légende à Tanger. Publié et traduit avec l’aide de l'écrivain et compositeur américain Paul Bowles, sa première nouvelle “Al-Unf ʿala al-shati“, c'est-à-dire "Violence sur la plage" paraît en 1966 dans le mensuel Al-adab de Beyrouth. Collaborant régulièrement à des revues littéraires arabes, américaines et anglaises, il se lie d’amitié avec Jean Genet et Tennessee Williams : “Je ne sais pas écrire sur le lait des oiseaux, la délicate étreinte de la beauté angélique, les grappes de rosée, la cascade des lions... Je ne sais pas écrire avec un pinceau de cristal. Pour moi, l'écriture est une protestation, pas une parade“.[1] Aomar Mohellebi, journaliste et écrivain algérien de Kabylie, rapporte que c'est en prison que Mohamed Choukri, alors analphabète, mais qui reste admiratif devant la sonorité des vers du poète tunisien Abou EI Kacem Echabi récités par son compagnon de cellule, “demandera qu’on lui en explique le sens et comprend qu’on ne peut pas dire de telles expressions si on n’est pas instruit“.[2] Se résoudre enfin à apprendre à lire, puis à écrire, donc à transcrire, à l’instar de Mohamed Choukri, des sons des figures, des cartouches ou des i+D/signes.[3] Produire sa langue, ce n’est jamais renoncer tout à fait à l’innocence de la forme et la musicalité de l’expression, mais donc en provoquer peut-être d’une autre façon toute la brutalité du monde, qui s’exprime à travers la chair et qui, de fait, la sépare définitivement d’une conscience qui se voudrait purement rationnelle.
A L G O / R Y T H M E [ S ]
Avec les médias numériques, écrit dans l'introduction de sa thèse Martine Baldino Putzka, “ont émergé et continuent d’émerger, se sont déployées et continuent de se déployer de nouvelles formes linguistiques avec, en particulier sur Internet, une nouvelle culture d’écriture et de communication“.[4] L’image occulte le mot, le remplace. Fusionne avec du son, des bruits, des ambiances, afin de produire de nouvelles lectures des mondes pluriels qui nous entourent. Comme nous avions pu déjà le constater dans les ateliers liés à l’Urban Game SUGOROKU[5] en 2008, sur ces supports disséminés en réseau, entre tangible et intangible plusieurs processus d’apprentissages, formes et éléments textuels, sonores et visuels fusionnent : images, mythes et métaphores résultant des passages, des interprétations entre plusieurs étages de filtres successifs, différentes cultures. Ce mélange unique d’imaginaires et de codes adapte l’expression aux exigences d’une transmission rapide. Par exemple “des procédés d’écriture, figures de styles et symboles, telles des abréviations ou des acronymes, rendent possible une action locutrice rapide. Pour l’expression des sentiments on dispose de multiples moyens, tels les idéogrammes, les émoticônes, les émojis“.[6] Désormais, chaque détenteur d’un smartphone, d’un dispositif de transmission est à la fois l’émetteur et le diffuseur d’informations, “et participe de cette accélération dans ce processus d’évolution de la langue“,[7] mais aussi de la construction sémantique et la diffusion rapide des sons ou des images. Avec ou non l’apport des IA.
“Engager une théorie éthique de la technique consiste à ne pas seulement concevoir le génie humain comme un producteur ingénieux d’artefacts, mais comme devant, à un moment de la chaîne des processus, opérer une suspension et soumettre les procédés, non pas à un examen moral jugeant du bien ou du mal, mais à une évaluation de ce en quoi certains schémas ou dispositifs favorisent la réalisation individuelle et collective, ou s’ils concourent au contraire à l’étouffer ou l'annihiler“.[8]
P A Y S A G E [ S ]
Éric Sadin dans La vie algorithmique souligne notre responsabilité face aux IA. Peut-être que l’intelligence de l’information consisterait à déterminer comment son @perception du dispositif ®-ENVOIE à la mesure de notre vision du monde et comment il fonctionne, avec / grâce / malgré les médias. Car chacun, pour marquer de sa voix ou ses images l’empreinte de son existence, doit toujours s’emparer d’un ou plusieurs langages, qu’il soit corporel ou informatique. Ces manières individuelles de s’approprier, de créer à partir de ces étant donné·es qui débordent toujours d’un simple apprentissage se situent donc aux frontières d’un dispositif, d’un pays, d’une nation, d’un système d’ordre, d’une grammaire textuelle ou logicielle. Afin d’éviter de produire — dans la pire des situations imaginables — une forme de “patrouillotisme“ comme l’écrit Arthur Rimbaud dans sa correspondance avec Georges Izambard le 25 août 1870,[9] à propos de la guerre. Ainsi, plus que jamais nous avons besoin de repenser ces frontières des langues, des corps poreux aux technologies, des sons glissants sur des images, des images jaillissant de prompts que nous partageons sans cesse sur différents systèmes de réseaux ; qui sonnent et résonnent de manières plurielles à nos oreilles, entre nos mains collées sur nos téléphones portables, dans nos casques d’écoute. Comment celles-ci, avec nos corps / avec les machines, nous permettent de nous exprimer de manière singulière ? Comment celles-ci s’ancrent en Terre ou s’évaporent dans des data, produisent (ou plutôt devrions-nous dire ®-PRODUISENT sur l’i+D de l’in/Registered) sans cesse des cartographies sensibles, structurent d’autres territoires imaginaires, physiques ou utopiques, traversent quelquefois les murs les plus épais dans nos façons originales, individuelles et poreuses d’être avec l’Autre — le vivant ou la machine — d’être au monde. Pourquoi elles sont et font PAYSAGE ?+)
H Y P E R / i - R E A L
En 1997 pour le Skulptur Projekte Münster, l’artiste allemand Hans Haacke “construit une cabane cylindrique en madriers de cinq bons mètres de diamètre et d'environ sept mètres de haut, dont le bord supérieur est recouvert d'une couronne de fil de fer barbelé. A l'intérieur, un manège pour enfants tourne au son d’un Deutschlandlieder déformé et repris à la hâte, que le spectateur ne peut voir que de manière fugace et partielle à travers les fentes des madriers. L’œuvre reprend à peu près les dimensions du monument d'honneur érigé à côté, en 1909, à la Mauritztor, mémorial qui célèbre les victoires allemandes de 1864, 1866 et 1870/71 ainsi que la nouvelle construction de l'Empire. [..] A côté du monstrueux tableau de la victoire de 1909, dont le mur extérieur est orné des fesses musclées de héros nus, (Hans Haacke) expose un manège d'enfants de la même époque, inaccessible derrière ces lattes de chantier et ce fil de fer barbelé, si bien que les oiseaux de paradis peints et les petits chevaux de manège trottant joyeusement ne sont plus visibles qu'à travers les fissures“.[10]
F L A S H
Cette question de la ‘fissure’, d’un flash, dans le jeu de mots entre flesh et flash qu’utilise William S. Burroughs dans sa préface du livre Désert dévorant de Brion Gysin, s’apparente à une vision potentiellement bruyante mais continuellement parcellaire, qui, stimulée par une ritournelle entraînante et joyeuse d’un carrousel d’informations (in fine, est-ce que nous tournons autour de ce carrousel ou est-ce que c’est ce carrousel qui tourne autour de nous ?-)[11] nous interroge sur notre vision… Comment entre/voir ? Car notre corps désormais se tend vers ce que nous pourrions nommer “un poing de vue” ; une altération du tangible par ce système d’agression tant ce corps sens/cible, visé, peut être affecté par la parole, les images, tout le processus phénoménologique — ou le dispositif machinique — de cet Autre — vivant ou non — puisque l’IA est tout cet Autre qui nous place in situ au monde ? Et comment, en retour donner de la voix, interpeller — s’insurger — interroger cet Autre, qui n’est pas de notre nature, de l’autre côté de cette méta-frontière ouverte mais infranchissable réglée comme du papier à musique ? Adopter une position critique tant celle-ci s’organise dans cette tension entre l’attention et le grand sommeil, à travers cette simulation constante de cet “hyperéel“[12] que Jean Baudrillard nous propose ? Même avec une certaine réserve, comparons toutefois ce carrousel à ce qui se passe avec une IA lorsque cette dernière nous permet de visionner des images, ou plutôt des boucles d’images apparaissant devant nos yeux avec quelques différences, en restant ébahis, presque pétrifiés sur place par la vitesse de fonctionnement de cette boucle… L’intelligence serait alors de capter pourquoi cette vitesse (cette tyrannie de la vitesse[13] à l’œuvre dans cette hyperréel dont parle déjà Paul Virilio) ne nous laisse que peu de temps pour capter, assimiler, étudier le fonctionnement de ce qui se passe devant nous. En effet cette vitesse qui nous dépasse, qui perturbe notre visibilité du monde, nous fait ainsi rentrer d’emblée dans la norme de la machine, en fait nous conditionne, nous assomme pour que nous acceptions de ne rien comprendre… Et dans la foulée finalement, ne rien voir, ne rien avoir dans le flesh.
F L E S H
Ce sont ces manipulations entre TEXTE / SON / IMAGE, tous les caviardages possibles, les clameurs, les collages, la mémoire des documents disparus ou inachevés, les fantômes, les scénarios ou les glissements qui font exploser, muter sans cesse le déterminisme des programmes en bousculant les règles ; ces enregistrements du monde qui s’imprègnent et courent, se fusionnent ou disparaissent sur les médias numériques. La profusion et la collusion des différentes formes d’informations remplaçant ou accompagnant les images, les mots, les sons et les bruits inquiètent nos certitudes, pulvérisées par l’apparition des iA qui nous interrogent sur les notions d’auteur et de consommateur… Ce sont tous ces bouleversements que nous allons interroger dans ce nouveau colloque international TEXTE [S-oN] IMAGE 8. Comment la Méditerranée, en tant que plateforme réseau nous invite avec ces flashs qui s’impriment / s’expriment à travers notre flesh aux frontières des langages. Cette nouvelle édition, toujours axée autour des questions de cartographies sensibles, d’identité et des relations Entre [Corps/Machine] (Carole Brandon, 2016) aura lieu du jeudi 27 au samedi 29 novembre 2025 à l’Institut National des Beaux-Arts de Tétouan, avec l’aide de l’Institut Français, le Laboratoire Paragraphe de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis, Le Laboratoire LLSETI de L’Université Savoie Mont Blanc et Transcultures. Elle sera accompagnée d’une exposition d’œuvres dans l’enceinte même de l’Institut.
Philippe Franck / Marc Veyrat, 2024 - 2025
[1] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/toute-une-vie/mohamed-choukri-l-homme-du-pain-nu-1935-2003-8020694
[2] http://nadorculture.unblog.fr/2010/01/20/le-pain-nu-de-mohamed-choukri-2/ MOHELLEBI, Aomar. 23 Août 2009 22h35.
[3] “L’i+D/signe existe depuis le début de la Société i Matériel. Il se définit comme un schéma conceptuel proposé sous forme d’image. C’est l’organisation d’un ensemble de concepts reliés sémantiquement entre eux dans une forme plastique, un design qui a pour but d’exposer de façon structurée toutes les données, les liens et les connexions utilisés sur différents niveaux de langage d’un système d’information. Au cœur de tous les travaux qui vont suivre, l’i+D/signe, dans la manière même de son écriture, fait figure“. Marc Veyrat, i+D/signe, Notion n°51, in 100 Notions pour l’Art Numérique, Paris, 2015, p.136-138, sous la direction de Marc Veyrat, Collection 100 Notions dirigée par Ghislaine Azémard, Éditions de l’Immatériel, livre hybride.
[4] BALDINO PUTZKA, Martine. Cyberlangue et ritualités numériques. Thèse de Doctorat en Sciences de l’information et de la communication. Université de Toulon, 2017, p.17. https://www.academia.edu/70323931/Cyberlangue_et_ritualités_numériques
[5] https://youtu.be/GgEAhgbnvmc VEYRAT, Marc, SUGOROKU Biennale Design Saint-Étienne 2008, ®-PRÉSENTATION Cnam-Enjmin Angoulême 2014.
[6] Ad Ibidem 5.
[7] Ibid. 5.
[8] Éric Sadin, La vie algorithmique, Critique de la raison numérique, Éditions L’Échappée, Collection Pour en finir avec, Paris, 2015, p.42.
[9] https://www.academia.edu/70323931/Cyberlangue_et_ritualités_numériques Arthur Rimbaud, 1870, Correspondances, À Georges Izambard, in Œuvres complètes et annexes, (nouvelle édition enrichie), Arvensa Éditions, Paris, 2014, 3000 pages. Cité également par Martine Baldino Putzka dans Cyberlangue et ritualités numériques. Thèse de Doctorat en Sciences de l’information et de la communication. Université de Toulon, 2017.
[10] Andreas Kaernbach, conservateur de la collection d'art du Bundestag allemand, reprenant lui-même Alfred Welti, in “Art 8/1997“, citant à son tour la publication de la Fondation culturelle Kurt Eisner, 1999.
[11] Pour paraphraser le titre d’une œuvre de Mario Merz, Noi giriamo intorno alle case o le case girano intorno a noi? créée en 1977.
[12] Tous les objets tangibles ou intangibles, par le fait même de leur médiatisation dans des dispositifs de communication, ont une valeur-signe, ce qui signifie qu’ils indiquent quelque chose au sujet des interrelations qu'ils produisent et qu'ils ®-PRÉSENTENT, non seulement dans le contexte même d’un système social qui les médiatise, mais également dans tout autre système d'information. De ce fait l'hyperréalité du monde que nous observons est d'abord provoqué par la fiction entretenue par ces systèmes de communication.